QU’EST-CE QUE LA LITTÉRATURE ?

QU’EST-CE QUE LA LITTÉRATURE ?

UNE RÉPONSE PERSONNELLE À LA QUESTION DE SARTRE

Andrew (Weeks)1

La question de Sartre est redevenue actuelle à la suite du déclin général de la lecture de la littérature sérieuse : autrefois on voyait partout des lecteurs là où l’on ne voit aujourd’hui que des gens qui sont hypnotisés par leurs portables ; autrefois on partageait des livres avec ses amis ; aujourd’hui Facebook a pris la place du livre comme centre du cercle amical.

Comment pourrait-il en être autrement ? La littérature consiste en signes fastidieux et banals imprimés sur du papier – des signes auxquels manquent le son, les couleurs et les mouvements : il s’agit d’une technique ancienne et dépassée.  Faisons une petite comparaison : autrefois presque tout le monde savait faire du cheval. Aujourd’hui c’est un passe-temps tellement extravagant que moins de deux pour cent des gens savent monter à cheval. On trouve la promenade à cheval belle et noble, mais qui peut dire que cela serait supérieur aux autres manières de se déplacer ? Personne ! Beaucoup de choses que jadis tout le monde savait faire sont maintenant connaissances obscures et peu signifiantes – pourquoi la littérature échapperait-elle au destin commun de la disparition ?  Qu’est-ce que le déclin de la lecture signifiera pour la culture et la société ?

Qu’est-ce donc que la littérature ? Selon Sartre la littérature est une manifestation de la liberté humaine : l’engagement politique présuppose la liberté et, par la même occasion, la littérature engagée présuppose la lecture en tant que réalisation de la liberté. Cela reste vrai, même quand il s’agit d’une littérature mauvaise, sentimentale et pas du tout politique. Selon Sartre « la lecture est un rêve libre ».  « À chaque instant je puis m’éveiller et je le sais ; mais je ne le veux pas ». (Jean-Paul Sartre, Situations, II, Gallimard, 1948, p. 100).

Est-ce à dire que la littérature d’aujourd’hui n’a d’autre possibilité que d’être une échappatoire ? Plusieurs générations littéraires ont voulu créer une littérature engagée qui pouvait mobiliser les gens et changer les conditions sociales – mais cette aspiration réaliste est devenue beaucoup moins réaliste ! On peut estimer maintenant qu’un seul jeune homme insipide qui s’appelle Mark Zuckerberg a transformé le monde peut-être plus drastiquement que tous les écrivains réalistes mis ensemble. Que vaut donc la littérature engagée de Sartre ?

Selon Sartre, la littérature est une réalisation de la liberté humaine. Nous avons dit que l’engagement politique présuppose la liberté, et la littérature engagée présuppose l’écriture ou la lecture en tant que réalisation de cette liberté – et que cela reste vrai, même s’il s’agit d’une littérature sentimentale.  Cette proposition ne me semble point abstraite. En lisant ces signes si limités, nous faisons naître un monde qui est uniquement le nôtre, créé par la liberté propre en notre for intérieur qui n’est que la liberté même. À sa manière, écrire est une preuve de la liberté – lire aussi.  L’imagination du lecteur joue tous les rôles d’une production mise en scène. Mais en même temps toute autre activité peut donner une preuve de la liberté ou du manque de liberté. Tout discours propagandiste et toute action forcée ou mercantile risque de renoncer à la pleine liberté : il ne peut y avoir de liberté sans fidélité à la vérité.

La littérature engagée peut-elle aujourd’hui changer la société (et a-t’elle jamais été en mesure de le faire ?) Je ne sais pas ! La littérature devient aujourd’hui un espace marginal dans la culture, détrônée par l’« esprit-ruche » (hive mind)2 du réseau social. Mais c’est juste ça ! « L’esprit-ruche » obéit automatiquement aux signaux subliminaux sans l’intervention consciente de notre volonté (ou autorisée par « une mauvaise foi » selon la pensée de Sartre). Ce » hive mind » est par conséquent exclu de la sphère d’une volonté plus généreuse, plus consciente. De son côté, le lecteur participe activement et constamment à la négociation du rôle de la littérature. Lire nécessite de se poser des questions sans fin :  « Que signifie cette phrase ? Pourquoi ce personnage – que cherche à dire l’auteur à travers lui ? Comment lire ce passage : dois-je le prendre à la lettre ? est-il ironique… ? etc. »

Qu’est-ce que la lecture a en commun avec la vie ? À ce titre, en suivant des signes limités, le lecteur ressemble davantage au détective actif qu’au spectateur passif des media visuels. Il existe bien sûr également des spectateurs actifs. Bien sûr, le spectateur peut prendre activement part au voyage et s’interroger sur un film autant que sur un livre – et plus le film ou le livre seront riches, plus les interrogations pourront l’être à leur tour. Le spectateur passif achète sa place et entre au cinéma : le mécanisme du spectacle fait le reste. Le passager passif achète son billet et se laisse transporter vers son but, ignorant du chemin ou des moyens du voyage.

Mais revenons au lecteur actif qui prend entièrement part au voyage : il doit choisir le chemin et le temps, décider du but, faire des pauses, creuser peut-être un trésor caché en route et changer brusquement de cap. Notre lecteur actif ressemble au cavalier qui tantôt guide et encourage son cheval et tantôt cherche sa route dans la forêt en laissant flotter les rênes sur le cou de sa monture.  Dans le réseau numérique on se laisse guider ; mais dans le réseau des livres, le lecteur doit déterminer lui-même son chemin et son but en tant que co-auteur libre.

Qu’est-ce que la littérature peut faire pour nous ? Et qu’est-ce que le lecteur doit faire en lisant pour faire de la littérature un espace de liberté ? Nous ne pouvons donner sens à nos lectures que grâce à une clé que nous portons en nous : nous-mêmes. Quel sens une intelligence artificielle pourrait-elle donner à ses lectures ? Sans l’expérience vécue ou fantasmatique de l’amour comme de la haine, comment pourrait-elle saisir le sens profond du vécu des personnages ? Nous ne comprenons la lecture qu’à travers nous-mêmes, c’est pourquoi nos lectures d’un même livre peuvent être si différentes à différentes périodes de notre vie.  La relation est réciproque : la lecture étend la compréhension de nous-mêmes. Le lecteur habite un espace où les mots du livre et les réflexions et souvenirs du lecteur se mêlent et font naître du dialogue un monde intérieur libre des limites entre intérieur et extérieur : l’espace de la lecture est un lieu très particulier de dialogue dans lequel les mots du livre et les réflexions ou les sentiments du lecteur s’entremêlent, se confondent, s’interrogent voire s’opposent – c’est la rencontre de deux mondes intérieurs qui fait exploser les limites et contraintes habituelles entre intérieur et extérieur.

Un exemple. Je n’ai jamais été un sans-abri (ou bien, deux ou trois fois pendant quelques heures !), mais l’ensemble de mon expérience me rend capable de comprendre le SDF qui s’appelle Vernon Subutex dans la trilogie du titre éponyme écrite par Virginie Despentes. Vernon, c’est un personnage de la scène musicale parisienne, le propriétaire d’un magasin disques vinyles qui fait faillite. Il est d’abord réduit au statut de l’incruste puis à celui d’un sans-abri qui vit, mange et dort dans la rue, gagnant sa vie en mendiant ou en fouillant les poubelles.

Vernon est, comme tout le monde aujourd’hui, victime d’une rationalisation économique qui rend superflues ou contingentes toutes les professions culturelles, celles qui comprendront peut-être bientôt les universitaires. On peut s’imaginer la légèreté cruelle et froide d’une telle humiliation absolue : « Assis à hauteur des sacs et des chaussures, Vernon doit lever la tête pour regarder les visages. Il est soûlé de voir défiler des culs. Ça dandine sans pause, sur son bout de trottoir . . . Est-ce qu’ils portent la main à la poche, c’est la seule question importante ». (V. Despentes, Vernon Subutex, t. 1, Grasset, 2015, p. 344). Le sans-abri, c’est l’ombre qui nous suit à travers toutes les rues et dans tous les cauchemars : Vernon est l’incarnation de notre superfluité, l’incarnation de la dégradation de notre image & de notre peur de devenir superflus.

Chez Despentes, seuls les sans-abri, les SDF, se montrent libres et généreux. Pourquoi ? C’est qu’ils n’ont rien à perdre. Le destin de Vernon incarne notre peur la plus profonde, nous qui sommes des intellectuels petits-bourgeois : c’est exactement ce destin de descendre au plus bas, de n’avoir plus aucune place dans le monde, de devenir absolument superflus. Nous, petits-bourgeois qui risquons de le rejoindre un jour, nous refusons de le voir, nous détournons nos regards quand nous le rencontrons au coin de la rue ou sur le quai du métro comme pour conjurer le sort – comme les tout-petits : si je ne le regarde pas, ne le vois pas, il n’existera pas et je ne risquerai pas de devenir comme lui. Les autres sans-abri n’ont plus cette peur : ils en sont déjà au même point – c’est pourquoi malgré leur propre dénuement ils peuvent venir en aide à Vernon qui à la fin devient le centre d’un culte d’amitié et de liberté. La clé, pour Vernon et pour l’avenir de toute une société qui ne le voit pas encore vraiment, c’est la solidarité humaine qui existe quand, dans la peur de le perdre, on ne reste pas crispé sur le peu qu’on possède.

Leila Slimani est pour moi une héritière de la tradition réaliste et existentialiste qui tient compte des abandonnés et des rejetés de la société, ces personnages souffrant de l’aliénation et de l’anomie. Louise, la nounou de « Chanson douce » est la femme typique de la classe ouvrière ou petite bourgeoise française, mais elle paraît plus éloignée, beaucoup plus aliénée dans une France des « bobos », que ses collègues, les nounous immigrantes qui exercent le même métier.

Dans « Le pays des autres » Mathilde, une Alsacienne qui épouse un soldat du Maroc et y vit, est évidemment étrangère au « pays des autres ». La jeune sœur du mari de Mathilde, Selma, une marocaine européanisée, demeure aussi au « pays des autres ». Le mari de Selma, un homosexuel marocain, secrètement amoureux du mari de Mathilde, vit sous le poids de son aliénation sexuelle : tous vivent dans « le pays des autres », ce qui est un destin quasiment universel aujourd’hui.

Presque tout le monde mène une existence marginalisée aujourd’hui. La littérature de la marginalisation trouve sa thématique essentielle dans les existences marginalisées de notre société. Même si elle ne peut pas de tout transformer la société, la littérature en général crée un petit espace libre dans notre monde universellement microgéré et manipulé. Au lieu d’être comme autrefois universellement lue, la littérature devient aujourd’hui quasiment un culte mystique. Comme il y a toujours moins de lecteurs — il suffit de regarder l’activité des gens dans les espaces publics — la lecture prend presque pour ceux qui les regardent lire la qualité d’un culte privé.

Mais cette exclusivité ce n’est pas sans précédents ! La tradition de l’« intelligentsia » russe ressemblait aussi à un culte exclusif, un groupe minuscule dans la vaste nation. Ce mot-même est d’origine russe. À Saint Petersbourg, une Russe très cultivée m’a dit de l’intelligentsia qu’elle était « notre dernière aristocratie » – c’est-à-dire une catégorie d’hommes courageux et d’un esprit idéaliste. Au XIXe siècle, le héros de la littérature russe s’appelait « l’homme superflu » (« лишный человек »). L’homme superflu chez Tolstoi cherche son chemin et le trouve au moment d’une révélation extraordinaire : par exemple le Prince Andrei, gravement blessé et immobilisé sur le champ d’Austerlitz le trouve en regardant le ciel infini et tranquille ; ou le chercheur intellectuel Levin, qui travaille avec des paysans aux champs de foin, le trouve en regardant la nuit brillamment étoilée.  La littérature qui parle de la marge n’est pas sans précédents : l’outsider a été un thème d’importance depuis le début de la littérature moderne.

Parler d’un « mysticisme de la lecture » n’est pas exagéré. Un historien de la lecture, Alberto Manguel (« A History of Reading »), nous dit que à l’époque des Grecs, des Romains anciens et jusqu’au Moyen Âge en Europe la lecture silencieuse était presque inconnue. Les soldats d’Alexandre le Grand se sont étonnés quand il a lu devant eux un message écrit sur papier sans parler à voix haute. Ambroise de Milan, le mentor de Saint Augustin, était renommé parce qu’il savait lire en silence sans bouger les lèvres.  Lorsque les ascètes chrétiens ont introduit la pratique systématique de la lecture de dévotion silencieuse, on croyait que des miracles avaient lieu dans l’esprit : on parlait alors de « mot intérieur » – le mot prononcé par Dieu au cœur des religieux pieux.

Dans notre monde agressif et bruyant des médias sociaux, la lecture silencieuse, même laïque, pourrait revenir à ce rôle mystique. Comme les « sans abri » d’aujourd’hui, les moines mendiants et des pieuses femmes béguines au Moyen Âge demeuraient dans les rues et vivaient de mendicité. Les Dominicains et quelques Béguines ont prêché, lu et exercé le « livre intérieur ». Ils étaient parfois brûlés comme hérétiques, par exemple Marguerite Porête en 1310. Auteur du livre « Miroir des âmes simples », elle est morte sur le bûcher en même temps que Maître Eckhart (en son temps une étoile brillante de l’Université de Paris) qui prêchait à Strasbourg et Cologne aux femmes religieuses qu’en écoutant « le mot intérieur », on se libérait de l’autorité extérieure. La « grande Église » extérieure bien sûr a triomphé de l’église invisible des auditeurs de la « voix intérieure » – mais qu’est-ce qu’une telle victoire aux yeux de l’histoire ? On a brûlé la pauvre Marguerite, pas la vérité !

Au Moyen Âge la majorité des hommes étaient analphabètes. Pour eux, les enseignants créaient les « bibliae pauperum ». C’étaient les « Bibles des Pauvres » qui consistait en dessins réalistes et symboliques – vraiment les premières bandes dessinées. Certes, les universitaires enseignaient dans une langue qui excluait les gens ordinaires – utilise-t’on un langage plus ouvert aujourd’hui à l’université ? –  mais les prédicateurs populaires communiquaient le contenu des livres à un peuple avide d’instruction. Il était entendu que la culture et l’éducation nécessitaient des compromis.

Aujourd’hui, des compromis nécessaires émergent à nouveau. J’ai déjà mentionné la tradition des bandes dessinées ; il existe aussi un nouveau genre semi-scolastique que l’on pourrait appeler « le livre sur la lecture de la littérature sérieuse ». Joyce Carol Oates a parlé d’une « bibliomémoire » : le lecteur qui hésite à lire Montaigne ou Sartre lit en lieu et place des « Essais » ou de « L’Être et le néant » un livre sur la lecture de ces auteurs, écrit par un auteur intelligent mais populaire.  C’est un phénomène des dernières décennies mais on a déjà vendu de nombreux livres et touché de nombreux lecteurs. 

Contrairement au lectorat plus universel de l’époque du réalisme, une nouvelle pratique de la lecture peut devenir le signe d’une résistance marginale avec une force passive et même active. Mais qu’est-ce qu’une telle résistance ? Beaucoup de résistants français ou polonais n’étaient pas des maquisards qui luttaient avec des armes. Les Alliés ont libéré le pays ; les auteurs et les penseurs ont sauvé l’âme du peuple.

Je voudrais pouvoir apporter ma contribution à cet effort – malheureusement, mes capacités sont très limitées car, pour paraphraser Jean Cocteau, je dirais bien tout aussi ironiquement de moi-même : « j’ai du génie mais pas de talent ! » Je suis en train de créer un livre d’images, une bande dessinée sur la lecture de la littérature sérieuse et sa capacité à motiver et à changer ma vie et ma mentalité. Pour exemple, je vais joindre quatre pages de ma série concernant mon voyage récent en train, en avion, en bus, à pied – et à livre à travers toute la Fédération de Russie. Ma série dessinée s’appellerait « The Mystical Reader ».


  1. Merci pour des propositions et corrections de Pierrette (Azais-Blanc).
  2. Selon Google : « une entité fictive constituée d’un grand nombre de personnes qui partagent leurs connaissances ou opinions entre elles, considérées comme produisant soit une conformité non critique, soit une intelligence collective. »